Parce que la notion de droits culturels traverse un ensemble de sujets et d'enjeux sociétaux, et doit se penser en interrelation avec d'autres réflexions, nous souhaitons faire une exploration des diverses recherches récentes qui s'y rattachent et sont travaillées, en particulier par les réseaux d’acteur·rice·s en lien avec des chercheur·se·s.
Nous avons choisi d'entamer cette nouvelle "newsletter" par la thématique de la coconstruction. En effet, réunissant une diversité de parties prenantes, les processus de coconstruction permettent de déjouer des rapports de pouvoirs, de prendre en compte les réalités des personnes et des territoires, et d'impliquer les habitant·e·s.
Nous avons choisi d'entamer cette nouvelle "newsletter" par la thématique de la coconstruction. En effet, réunissant une diversité de parties prenantes, les processus de coconstruction permettent de déjouer des rapports de pouvoirs, de prendre en compte les réalités des personnes et des territoires, et d'impliquer les habitant·e·s.
Ressources
|
Laurent Fraisse, socio-économiste, a coordonné en 2017-2018 une recherche-action sur la coconstruction de l’action publique, en partenariat avec plusieurs têtes de réseau : le Réseau des Territoires pour l’Économie Solidaire (RTES), le Collectif des Associations Citoyennes (CAC), le Réseau National des Maisons des Associations (RNMA,) Le Mouvement Associatif (LMA) et l’Union Fédérale d’Intervention des Structures Culturelles (UFISC). La recherche a été conduite à la Fondation Maison Sciences de l’Homme, avec l’appui de l’Institut CDC pour la Recherche de la Caisse des Dépôts. Les objectifs de cette étude étaient, d’une part, de clarifier et de définir la notion de coconstruction et, d’autre part, de comprendre les conditions et processus favorables à cette modalité singulière d’élaboration des politiques publiques. Nous avons pour cette recherche-action opéré un dialogue entre l’expertise et les ressources des cinq têtes de réseau, et une revue de la littérature. La coconstruction est définie comme : « un processus institué de participation ouvert et organisé d'une pluralité d'acteurs à l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation de l'action publique ». Elle constitue une des diverses tentatives d’ouvrir la participation politique à des acteurs non institutionnels en réponse aux limites rencontrées par la démocratie représentative. Dans la recherche, trois types de coconstruction sont distingués : - une coconstruction dite institutionnelle qui s'organise entre l'état, les collectivités territoriales et les corps intermédiaires dits représentatifs, qui estiment avoir la légitimité pour parler au nom d'une cause, d’une population, d'un territoire, ou d’une profession. - une coconstruction plutôt territoriale ou professionnelle. Il s’agit, souvent concernant des politiques nouvelles ou au référentiel peut-être un peu instable, de processus favorisant une participation plus diverse et large des acteur·rice·s dans le cadre d'un projet territorial pour construire une politique publique. On est entre le registre de la représentation et de la participation, avec parfois la construction de collectifs ad hoc. L'enjeu est de construire une parole collective face aux pouvoirs publics. - la coconstruction citoyenne, où l’on met au cœur du processus la participation des personnes et des populations concernées par les problèmes qui vont être discutés. On cible les citoyens. Le rapport propose en outre un lexique de la coconstruction, qui se distingue de la coopération, la consultation, la collaboration… et détaille les facteurs favorables ou non à des processus de coconstruction. |
Les intervenant·e·s
Laurent Fraisse est socio-économiste, membre associé au Laboratoire Interdisciplinaire de Sociologie Économique (LISE) depuis sa création. Vera Bezsonoff est coordinatrice de l'accompagnement des adhérents et des dynamiques de territoires au sein de la Fédération des lieux de musiques actuelles (FEDELIMA) Sébastien Cornu, conseil et accompagnement culture, économie solidaire et territoires au sein de la coopérative d’activité et d’entrepreneur Mozaïque. |
|
Interview : Laurent Fraisse
Pourquoi cette recherche-action a-t-elle été initiée ?
La démarche de recherche-action a été initiée à l’initiative de plusieurs têtes de réseaux qui utilisent et revendiquent la coconstruction dans différents domaines de l’action publique (culture, ESS, vie associative, jeunesse, etc.). Pour autant, l’utilisation de la coconstruction par les responsables de ces réseaux se faisait sans définition rigoureuse de la notion. D’où l’intérêt de confronter leurs réflexions avec ce qu’en disait la littérature en sciences sociales. Par ailleurs, si les réseaux valorisaient les participations innovantes de leurs membres à l’action publique, restaient à comprendre les contextes et conditions favorables à leurs émergence et diffusion. La recherche-action s’est organisée autour d’une série de rencontres croisant réflexions des acteur·rice·s, témoignages de pratiques et apports académiques complémentaires (observation participante et entretiens semi-directifs).
J’ai été impliqué dans cette recherche-action, ayant déjà travaillé et publié sur la coconstruction des politiques locales de l’économie sociale et solidaire.
En quoi la coconstruction vous parait-elle répondre à la mise en travail des droits culturels des personnes ?
La coconstruction d’une part et les droits culturels d’autre part participent d’une volonté de démocratisation de l’action publique : des personnes sont ainsi invitées à participer à des décisions politiques qui les concernent. La mise en œuvre des droits culturels et l’expression des personnes prennent alors une dimension politique. La coconstruction peut être le moyen de favoriser ces droits culturels, en ouvrant le champ artistique et culturel à des non professionnel·le·s, permettant ainsi de déborder une approche strictement sectorielle de la culture. En retour, les droits culturels invitent à passer à une coconstruction citoyenne qui ne se limite pas à la participation des acteur·rice·s habituel·le·s du champ des arts et de la culture. Les habitant·e·s et personnes doivent aussi être considéré·e·s comme véritables parties prenantes de l’action publique.
Quels failles ou manques les processus de coconstruction peuvent-ils combler dans la participation des citoyen·ne·s et l’élaboration des politiques publiques ?
La coconstruction des politiques publiques permet de faire valoir de nouvelles expressions culturelles, de nouvelles pratiques artistiques. Elle devient l’organisation d’un dialogue permettant aux citoyen·ne·s de valoriser et de renforcer leur liberté de création et d’expression culturelles.
Cela permet l’expression de nouvelles personnes, et acteur·rice·s du territoire dans le champ culturel – la coconstruction vient donc élargir la vision, les représentations des pouvoirs publiques, des pratiques culturelles et artistiques légitimes. Dans le champ culturel, les expériences de coconstruction ont permis de faire valoir par le bas dans les territoires des esthétiques historiquement négligées par des politiques culturelles étatiques historiquement fondées sur une acception élitiste et centrées sur une labellisation sélective et descendante d’un nombre limité d’institutions.
Il n’est cependant pas toujours aisé de favoriser une réelle participation des citoyen·ne·s. On peut citer les expériences mitigées des conseils citoyens de la politique de la Ville, ou celles des politiques régionales de la jeunesse. Quant aux démarches de coconstruction dans les arts et la culture, elles se traduisent davantage par l’ouverture à des professionnel.le.s d’autres secteurs et des synergies avec d’autres acteur·rice·s du territoire que par des expressions nouvelles des habitant·e·s.
Quels sont les facteurs facilitant la mise en œuvre de ces processus ?
Il est plus facile d’entamer un processus de coconstruction à la genèse d’une politique, c’est-à-dire au début d’une mandature, ou bien lorsque surgit une nouvelle thématique de politique publique, ou encore dans un cas où un référentiel n’est pas encore stabilisé.
Concernant les conditions de réussite, du côté des pouvoirs publics, cela nécessite un changement de posture des élu·e·s, et de défendre une acculturation des technicien·ne·s dans la manière de conduire autrement la politique publique. Il faut aussi établir de la confiance, afin que les élu·e·s puissent avoir une parole libre qui ne les engage pas forcément en termes de décisions. Du côté des acteur·rice·s et réseaux, il faut la construction de collectifs pour être force de propositions, et permettre une implication à long-terme. Cela suppose par ailleurs de se placer dans une posture d’intérêt général, d’intérêt du territoire ou de leur champ d’activité, au-delà du seul intérêt d’une organisation.
On peut également citer la nécessité d’un vrai copilotage entre pouvoirs publiques et acteur·rice·s, comprenant la définition des objectifs et de la méthode, la maîtrise des compte-rendus et de l’animation de la coconstruction…. Il est en outre important de fixer le calendrier de la coconstruction pour que les acteur·rice·s aient un horizon de temps et d’investissement réaliste afin d’éviter des formes de découragement. Si ces conditions ne sont pas remplies, le risque est de retomber dans un processus consultatif de simple collecte d’avis par les pouvoirs publics.
Enfin, il est important d’avoir une capacité à gérer de manière positive le conflit. La coconstuction ne relève pas seulement de la recherche du consensus. Il convient de bien mesurer les rapports de pouvoirs, les dissymétries de positions des parties prenantes, etc. Et avoir réfléchi à la manière dont les écueils peuvent se résoudre par des processus de coconstruction : cela suppose d’avoir une vision positive et créative du conflit.
Quelles perspectives à travailler identifiez-vous aujourd’hui, pour développer les processus de coconstruction sur l’ensemble du territoire ?
Une idée serait de faire un guide d’études pratiques, en capitalisant à partir de 5 à 10 études de cas sur les différents schémas d'orientation dans le champ artistique et culturel par exemple. Cela permettrait de dégager des conditions et contextes, propres au domaine des arts et de la culture, car il y a des spécificités.
A l’occasion des élections régionales, les réseaux et chercheur·se·s peuvent par ailleurs favoriser et accompagner des collectifs régionaux qui mettent en débat public des propositions avec les électeur·rice·s et les candidat·e·s.
La prolongation de la crise qui se dessine en 2021 ne permet plus de considérer la pandémie comme une parenthèse : nous sommes dans un état d’exception avec une tendance à la recentralisation des décisions et à un traitement sectoriel des impacts de la crise sanitaire. On en revient à une politique descendante, peu concertée. Territorialement toutefois, la situation actuelle peut donner lieu à des formes de mobilisations collectives et de revendications partagées entre collectivités territoriales et acteur·rice·s de la culture pour par exemple revendiquer des ouvertures et expérimentations locales.
Il faudrait un inversement de la tendance, afin que, face à la pandémie, des collectifs émergent, et réclament des processus coconstruits de gestion de crise. Ceci va dans l’intérêt des pouvoirs publics, permettant de faire un diagnostic de l’impact économique, de s’assurer des plans régionaux de soutien en situation de pandémie.
La démarche de recherche-action a été initiée à l’initiative de plusieurs têtes de réseaux qui utilisent et revendiquent la coconstruction dans différents domaines de l’action publique (culture, ESS, vie associative, jeunesse, etc.). Pour autant, l’utilisation de la coconstruction par les responsables de ces réseaux se faisait sans définition rigoureuse de la notion. D’où l’intérêt de confronter leurs réflexions avec ce qu’en disait la littérature en sciences sociales. Par ailleurs, si les réseaux valorisaient les participations innovantes de leurs membres à l’action publique, restaient à comprendre les contextes et conditions favorables à leurs émergence et diffusion. La recherche-action s’est organisée autour d’une série de rencontres croisant réflexions des acteur·rice·s, témoignages de pratiques et apports académiques complémentaires (observation participante et entretiens semi-directifs).
J’ai été impliqué dans cette recherche-action, ayant déjà travaillé et publié sur la coconstruction des politiques locales de l’économie sociale et solidaire.
En quoi la coconstruction vous parait-elle répondre à la mise en travail des droits culturels des personnes ?
La coconstruction d’une part et les droits culturels d’autre part participent d’une volonté de démocratisation de l’action publique : des personnes sont ainsi invitées à participer à des décisions politiques qui les concernent. La mise en œuvre des droits culturels et l’expression des personnes prennent alors une dimension politique. La coconstruction peut être le moyen de favoriser ces droits culturels, en ouvrant le champ artistique et culturel à des non professionnel·le·s, permettant ainsi de déborder une approche strictement sectorielle de la culture. En retour, les droits culturels invitent à passer à une coconstruction citoyenne qui ne se limite pas à la participation des acteur·rice·s habituel·le·s du champ des arts et de la culture. Les habitant·e·s et personnes doivent aussi être considéré·e·s comme véritables parties prenantes de l’action publique.
Quels failles ou manques les processus de coconstruction peuvent-ils combler dans la participation des citoyen·ne·s et l’élaboration des politiques publiques ?
La coconstruction des politiques publiques permet de faire valoir de nouvelles expressions culturelles, de nouvelles pratiques artistiques. Elle devient l’organisation d’un dialogue permettant aux citoyen·ne·s de valoriser et de renforcer leur liberté de création et d’expression culturelles.
Cela permet l’expression de nouvelles personnes, et acteur·rice·s du territoire dans le champ culturel – la coconstruction vient donc élargir la vision, les représentations des pouvoirs publiques, des pratiques culturelles et artistiques légitimes. Dans le champ culturel, les expériences de coconstruction ont permis de faire valoir par le bas dans les territoires des esthétiques historiquement négligées par des politiques culturelles étatiques historiquement fondées sur une acception élitiste et centrées sur une labellisation sélective et descendante d’un nombre limité d’institutions.
Il n’est cependant pas toujours aisé de favoriser une réelle participation des citoyen·ne·s. On peut citer les expériences mitigées des conseils citoyens de la politique de la Ville, ou celles des politiques régionales de la jeunesse. Quant aux démarches de coconstruction dans les arts et la culture, elles se traduisent davantage par l’ouverture à des professionnel.le.s d’autres secteurs et des synergies avec d’autres acteur·rice·s du territoire que par des expressions nouvelles des habitant·e·s.
Quels sont les facteurs facilitant la mise en œuvre de ces processus ?
Il est plus facile d’entamer un processus de coconstruction à la genèse d’une politique, c’est-à-dire au début d’une mandature, ou bien lorsque surgit une nouvelle thématique de politique publique, ou encore dans un cas où un référentiel n’est pas encore stabilisé.
Concernant les conditions de réussite, du côté des pouvoirs publics, cela nécessite un changement de posture des élu·e·s, et de défendre une acculturation des technicien·ne·s dans la manière de conduire autrement la politique publique. Il faut aussi établir de la confiance, afin que les élu·e·s puissent avoir une parole libre qui ne les engage pas forcément en termes de décisions. Du côté des acteur·rice·s et réseaux, il faut la construction de collectifs pour être force de propositions, et permettre une implication à long-terme. Cela suppose par ailleurs de se placer dans une posture d’intérêt général, d’intérêt du territoire ou de leur champ d’activité, au-delà du seul intérêt d’une organisation.
On peut également citer la nécessité d’un vrai copilotage entre pouvoirs publiques et acteur·rice·s, comprenant la définition des objectifs et de la méthode, la maîtrise des compte-rendus et de l’animation de la coconstruction…. Il est en outre important de fixer le calendrier de la coconstruction pour que les acteur·rice·s aient un horizon de temps et d’investissement réaliste afin d’éviter des formes de découragement. Si ces conditions ne sont pas remplies, le risque est de retomber dans un processus consultatif de simple collecte d’avis par les pouvoirs publics.
Enfin, il est important d’avoir une capacité à gérer de manière positive le conflit. La coconstuction ne relève pas seulement de la recherche du consensus. Il convient de bien mesurer les rapports de pouvoirs, les dissymétries de positions des parties prenantes, etc. Et avoir réfléchi à la manière dont les écueils peuvent se résoudre par des processus de coconstruction : cela suppose d’avoir une vision positive et créative du conflit.
Quelles perspectives à travailler identifiez-vous aujourd’hui, pour développer les processus de coconstruction sur l’ensemble du territoire ?
Une idée serait de faire un guide d’études pratiques, en capitalisant à partir de 5 à 10 études de cas sur les différents schémas d'orientation dans le champ artistique et culturel par exemple. Cela permettrait de dégager des conditions et contextes, propres au domaine des arts et de la culture, car il y a des spécificités.
A l’occasion des élections régionales, les réseaux et chercheur·se·s peuvent par ailleurs favoriser et accompagner des collectifs régionaux qui mettent en débat public des propositions avec les électeur·rice·s et les candidat·e·s.
La prolongation de la crise qui se dessine en 2021 ne permet plus de considérer la pandémie comme une parenthèse : nous sommes dans un état d’exception avec une tendance à la recentralisation des décisions et à un traitement sectoriel des impacts de la crise sanitaire. On en revient à une politique descendante, peu concertée. Territorialement toutefois, la situation actuelle peut donner lieu à des formes de mobilisations collectives et de revendications partagées entre collectivités territoriales et acteur·rice·s de la culture pour par exemple revendiquer des ouvertures et expérimentations locales.
Il faudrait un inversement de la tendance, afin que, face à la pandémie, des collectifs émergent, et réclament des processus coconstruits de gestion de crise. Ceci va dans l’intérêt des pouvoirs publics, permettant de faire un diagnostic de l’impact économique, de s’assurer des plans régionaux de soutien en situation de pandémie.
Pour approfondir...
Pour compléter les points de vue, nous avons posé la question à ...